
Le Corbusier se revendiquait comme artiste plasticien et graphiste au sens propre du terme. Tout jeune, il gravait, en famille, les montres à goussets produites par le père dans le Haut-Jura. Le dessin, il en avait fait tout le tour, pélerinant aux quatre coins de l’Europe pour peaufiner sa dextérité et les secrets de l’observation. Mais il déclare : «le dessin peut se passer d’art, car il n’a rien à faire avec lui; l’Art, par contre, ne peut s’exprimer sans le dessin».
Le dessin, un labeur secret
Pour «Le Corbu» — ses intimes, artistes, le nommaient ainsi —, le dessin est un langage, une science, un moyen d’expression, dans presque tous les domaines de la vie active. On l’utilise dans les plans ou les images pour s’en servir — comme il le fit dans son métier — à des projets de construction. Mais aussi, dans le domaine de l’industrie ou des sciences exactes (cartographie, géologie, etc) ou bien des arts et métiers, des arts appliqués, des diverses technologies. C’est ce qui lui a pris un temps fou, du point de vue urbanisme et architecture.
Mais, parallèlement, il passait le plus clair de son temps à dessiner, graver, peindre et même sculpter ou écrire des poèmes, comme ceux de «La Poésie de l’Angle droit». Admirer la rectitude, le rationalisme de sa poésie inspirée autant par la mathématique que les éléments de la nature. Le soleil et la mer, la lumière, la main — sa propre main dont il dessinait le contour pour obtenir une colombe. Si à travers la poésie de Louis Aragon — que chantait Jean Ferrat — «Picasso tient le monde au bout de sa palette» et que «des lèvres d’Eluard s’envolaient des colombes», celles de Le Corbusier s’envolaient de ces mains. On les voit de partout dans ses œuvres dessinées et peintes, ses estampes… ses logos que nous avons utilisés pour cet article, en haut de page.
Dans le catalogue raisonné qui a servi à l’exposition rétrospective de 40 années de peinture «puriste» — le purisme étant le fruit de l’Art Nouveau du début du siècle dernier —, Eric Mouchet rappelle en préambule le prolongement du travail de l’artiste par rapport à celui de l’architecture et de l’urbanisme. Il déclare à ce propos : «Le matin à la peinture, l’après-midi à l’autre bout de Paris, architecture et urbanisme». Et de s’étonner.
Mesure-t-on à quel point ces jardinage, labourage, sarclage patients et obstinés des formes et des couleurs, des rythmes et des dosages, alimentèrent chaque jour les architectures et les urbanismes qui naissaient 35, rue de Sèvres (son atelier): Je pense que si l’on accorde quelque chose à mon œuvre d’architecte, c’est à ce labeur secret qu’il faut attribuer la vertu profonde.
La synthèse des arts
La peinture de Le Corbusier — encore mal connue du grand public — exerce, sur quiconque s’intéresse aux mouvements modernes, une certaine excitation «mélange d’attirance, de curiosité et de scepticisme».
Sa peinture d’inspiration post-cubiste, dans les années 20, devient un mode d’expression particulièrement personnel, «plutôt déconcertant, perpétuellement remis en question, à l’image de ce que fut son architecture». Le monde pictural de cet artiste dévoile ses secrets architecturaux et ses projets d’urbanisme.
A travers l’exposition qui lui fut consacrée en 2001, à la galerie Zlotowski, c’est une véritable synthèse des arts que nous avons à faire. Elle présentait, en effet (pédagogiquement parlant), un éventail d’œuvres pour la plupart inédites, de toutes les périodes majeures de la création corbuséenne.
Et Eric Mouchet de nous préciser que «malgré la rareté de ses œuvres sur le marché, les recherches patientes et passionnées entreprises à ces fins nous permettent d’exposer des travaux d’une extrême qualité».
Ces œuvres d’ailleurs, la plupart d’entre elles avaient été offertes par Le Maître à ses collaborateurs qui, d’ailleurs, ne les ont jamais encadrées et qui furent abandonnées pour certains, malgré leur immense intérêt historique.
Les thèmes majeurs de l’art et de la poésie
Les thèmes majeurs de l’art corbuséen et de sa poésie, tels qu’ils ont été conçus à travers cette exposition à l’adresse d’un grand public qui ignorait ce travail «intime» et de «recherche effrénée», concordent en tout point avec l’esprit architectural et urbanistique : le purisme, le Modulor. Les Femmes et le poème de l’angle droit, que nous allons synthétiser ci-après, les textes majeurs de sa démarche picturale et scripturale.
Le purisme et la culture machiniste
Le purisme est un mouvement post-cubiste dont les deux protagonistes sont Jeanneret (avant qu’il ne se surnomme Le Corbusier) et Amédée Ozenfant qui en ont établi la doctrine et publié un manifeste dans la revue l’Esprit Nouveau. Ce mouvement, où avait été invité aussi Dali, pronait la culture machiste que Fernand Léger, a mise en scène : «L’année 30 a été propice au répertoire d’objets-types, tels que le peintre Jeanneret préparait pour ses architectures : des objets domestiques issus du répertoire très réduit en nombre; les jeux de transparence du verre, les interprétations de ces objets propices à la création d’images planes et autonomes.
Les femmes et le goût de la mythologie méditerranéenne
Le thème des femmes tient une place prépondérante et de plus en plus envahissante, eu égard à ce goût de la mythologie méditerranéenne de Cézanne à Matisse en passant par Picasso. Le Corbusier expérimente nombre de recherches graphiques et picturales successives autour de la représentation féminine (souvent de groupe) des plus figuratives aux plus abstraites, voire gestuelles, alors que les années 40 consacrent la représentation d’une femme en icône.
Le peintre rend aussi volontiers hommage à quelques femmes dans ses écrits lumineux et pleins de passion, Joséphine Baker et des collaboratrices entreprenantes comme Charlotte Perriand ou Heidi Weber. Y compris à sa propre mère à laquelle il voue une grande admiration. Enfin, Yvonne, son épouse depuis une trentaine d’années. Il aimait cette «femme haute de cœur et de volume».
Le Modulor ou les proportions du corps humain
Le Modulor est le titre d’un ouvrage que Le Corbusier fait paraître en 1950 pour présenter ses recherches entamées pendant la guerre, sur un système basé sur les proportions du corps humain, et nourri de sa culture des tracés régulateurs. On le trouve aussi dans sa poésie Le Poème de l’angle droit (voir plus loin). C’est un essai harmonique à l’échelle humaine applicable universellement à l’architecture et à la mécanique. En ce sens, beaucoup d’artistes et de ses confrères devaient l’imiter comme au Brésil ou ailleurs.
Poème de l’angle droit : une osmose de la main et de l’esprit
«Le Poème de l’angle droit» est un ouvrage important et un événement exceptionnel dans le cursus créatif corbuséen. En chantier en 1947, il fut achevé en 1955. Il embrasse une vaste période pendant laquelle Le Corbusier réalise également l’Unité d’habitation de Marseille et la Chapelle de Ronchamp. En 1951, il se rend à deux reprises en Inde pour y suivre les travaux de Chandigarh, capitale du Pundjab. Il y prendra de nombreuses notes pour le Poème. Les originaux du livre ont été réalisés en papiers gouachés. Comme projet d’affiches (n°33) et tous les textes ont été lithographiés, d’après le manuscrit rédigé de la main de Le Corbusier. Toute l’expérience de sa vie et de son travail est dans l’épaisseur de cet ouvrage. Alors qu’il n’avait jamais rimé de sa vie, de même n’avait-il appris ni à écrire, ni à peindre, ni à construire. Il rapporte dans ce livre son désir de découverte et de fraîcheur. Surprenant personnage! Plusieurs séries d’illustrations avec des textes poétiques pleins de lumière et de fraîcheur. Les mains colombes, Les femmes fantasques, la série des Taureaux. Voilà ce que fut Le Corbusier, un artiste et poète aussi. Un artiste-prophète comme le dira plus tard Louis Aragon.